Ode à l’esprit village

Marie Geffroy
4 min readFeb 8, 2019

Depuis que je suis petite, j’interroge mes aïeux sur “la vie d’avant”. La leur, quand ils étaient enfants, adolescents, quand ils étaient de jeunes adultes… J’ai plaisir à les écouter pendant des heures me raconter comment la vie se déroulait au quotidien, leurs habitudes, les événements de cette vie là, les péripéties…

Aujourd’hui, en 2019, j’entends beaucoup de personnes dont la voix porte dans les médias et sur les réseaux, parler de notre besoin d’un “grand récit”. Un récit national, pour certains, un récit de la transition pour d’autre, un récit du vivre ensemble, souvent… Une part de moi est mal à l’aise avec cette idée. Comme si, une fois encore, nous allions nous faire embobiner par une histoire.

La dernière en date, celle qui a emporté notre monde dans sa course folle, c’est celle du rêve américain, donnant naissance à la société de consommation (voir le documentaire Propaganda sur Edward Bernays, le neveux de Freud). Ces récits doivent nous toucher, déclencher des émotions en nous, des espoirs, un moteur pour l’action… avec un risque non négligeable de manipulation de la part de ceux qui écrivent et diffusent ces récits. On nous a manipulés à nous entretuer à chaque guerre, par patriotisme, comme on nous a poussés dans les magasins, chaque samedi : par des récits collectifs.

Aux “grands récits”, j’ai toujours préféré les “petits récits”. Pas l’histoire des grands hommes, mais celle des petits, de “ceux qui ne sont rien” ou si peu, pour reprendre une expression d’Emmanuel Macron. Enfant, je me plongeais dans la série de bouquins “Histoires d’histoire”, excellentes lectures, où l’on suivait des héros du quotidien, emportés par les événements de l’Histoire, la grande.

Les petits récits, ce sont ceux que j’ai entendu de la bouche de mes grands-mères et de mes grands-pères, ce sont ceux que je me raconte sur le monde de demain, ce sont ceux que chacun.e d’entre-nous écrit dans sa mémoire au fil des événements de sa vie. Ce sont les histoires que nous transmettons à nos enfants, qui forgeront leur système de croyance jusqu’à ce qu’ils le questionnent…

De mes grands-parents, j’ai entendu ce à quoi pouvait ressembler l’esprit village. Dans un village, tous se connaissaient. Certes, ils ne voyageaient pas bien loin, à moins d’un événement particulier de type guerre, ou pèlerinage à Lourdes… mais ils vivaient de nombreux événements ensemble, la vie semblait bien animée ! Récits de moissons collectives, avec les cousins de la ville qui pouvaient venir prêter la main, et bien sûr les amis, les voisins. Récits d’autonomie alimentaire, de ces petites fermes en polyculture-élevage. Récits d’exode, d’accueil de réfugiés, au moment des guerres. Récits d’interdépendance, de solidarité. Récits de famille, plus ou moins heureux…

Ce qu’ils me racontent ou me racontaient, le vécu de leur jeunesse, est à mille lieues du récit de ma vie. De ces presque 33 ans sur Terre. Principalement en ville, souvent loin des miens, dans un monde où le recours à la solidarité a été remplacé par l’achat compulsif de services. Et pourtant, j’ai en moi cette conscience que ce monde là ne va pas durer. Et la conviction que la survie passera par la décroissance, un retour à un mode de vie beaucoup plus sobre en énergie. Ce qui pour moi signifie que nous nous déplacerons moins, sur de plus courtes distances, comme nos aïeux. Ce qui peut aussi rendre nombre de technologies obsolètes, car trop consommatrices en énergie, comme beaucoup d’usages numériques. Ce qui nous poussera à de nouveau nous parler en personne, entre voisins, comme ce fût le cas récemment sur l’île Tonga privée d’internet pendant deux semaines, et où la population s’est ruée dans les bars et dans les jardins, pour se rencontrer, vraiment.

Aussi, même si je suis tristement convaincue que l’effondrement qui vient ne se fera pas sans catastrophes, ni sans drames, ni sans pénurie, je suis tout aussi intimement persuadée que l’esprit village pourrait renaître de ses cendres, par nécessité, et aussi parce que nous aspirons à échanger, à débattre, à créer des choses ensemble. C’est un principe qui a permis au genre humain de prospérer sur cette planète, pour le meilleur et pour le pire : sa capacité à coopérer, à s’organiser, à s’entraider.

Loin de moi l’idée de vous vendre un “grand récit” d’une renaissance civilisationnelle, non. Mais une invitation à écouter nos petites histoires, celles qui nous nous racontons, celles qui nous mettent en mouvement, et de voir si elles sont compatibles avec une crise financière massive, un monde à +5°C, sans pétrole, sans terres rares, avec une biodiversité en berne, un environnement pollué et 50% de rendement agricole en moins… M’est avis que nous aurons à nous serrer les coudes.

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