J’ai cessé de croire. [Immortelles théories du complot #1]

Marie Geffroy
9 min readDec 20, 2020

“Je sais que ne ne sais rien”. Cette fameuse maxime de Socrate nous invite à rester humble face à un sujet qu’on explore, à rester conscient de ce que l’on ignore. Une forme de sagesse et de mesure que l’on rencontre peu sur les internets. Cette phrase est l’antidote à l’effet Dunning-Krüger (biais cognitif de « sur-confiance » : les moins qualifiés dans un domaine surestiment leur compétence). En fait, toute certitude nous éloigne du savoir et renforce notre ignorance. Notre vision du monde repose sur nos croyances, bien plus que sur nos connaissances réelles, et celles-ci sont souvent même des composantes de notre identité. Se départir d’une croyance revient alors à perdre, non seulement la face, mais aussi une part de soi.

En m’engageant sur mon chemin de transition de vie, j’ai rejoint des compagnes et compagnons de route cheminant eux aussi vers un mode de vie aligné avec leurs valeurs profondes d’écologie, de sobriété, d’humanisme… des valeurs que je partage toujours. J’ai vite remarqué une culture commune qui nous rassemblait : les mêmes références de films ou de livres, les mêmes lieux d’exploration, les mêmes activités, les mêmes stages de développement personnel ou d’apprentissage de compétences, parfois le même look, plus ou moins le même milieu d’origine… Un esprit de recherche d’alternatives concretes, et, assez souvent, une recherche d’ordre spirituel.

J’ai cru à certaines choses qui, aujourd’hui, ne font plus partie de mes repères. Sans entrer dans les détails afin de ne pas heurter les susceptibilités, je pense que pendant une période, j’ai été très séduite par un certain état d’esprit “new age”. Cela venait nourrir mes besoins d’appartenance, de sens, et de merveilleux. L’injonction à privilégier l’intuition et l’intelligence du coeur au détriment du mental considéré comme une manifestation de l’égo (en gros, rationnel devient un gros mot) était un frein important à toute tentative de prise de recul. Passer mes croyances au crible de l’esprit critique m’a demandé du temps, de l’énergie et de refaire confiance à la pensée rationnelle. Un tel processus n’est pas sans effet secondaire : à la clé, la sensation du vide que laisse une croyance évaporée, une forme de honte d’avoir diffusé cette croyance autour de soi, et in fine, une sacrée vulnérabilité. Le fait que je ne partage plus les mêmes croyances qu’elles m’a en outre éloignée de certaines personnes. Mais rapprochée de moi. Parfois, il est utile de déconstruire une bâtisse branlante, pierre après pierre, et de mettre le terrain à plat, afin de reconstruire un espace où il fait bon vivre.

Si je partage ceci, c’est parce que je pense que si je n’avais pas fait ce travail sur moi, je serais séduite par des théories qualifiées de “complotistes” qui prolifèrent actuellement sur la toile. Je peux complètement reconnaitre la Marie d’avant dans certaines postures des tenant•es de ces théories. Je peux me relier à leurs raisonnements. Et en même temps j’ai découvert des outils qui m’offrent la possibilité d’avoir un peu plus de discernement qu’avant sur les discours fallacieux qui circulent actuellement. En écrivant ces mots je conçois que cela puisse paraitre prétentieux, car chacun•e a tendance à faire confiance à son propre discernement. Le mien ne vaut pas plus que celui d’un•e autre. Ce que je veux dire c’est que j’ai compris que le discernement peut se muscler. En la matière, j’ai trouvé particulièrement utile d’apprendre à comprendre et reconnaitre les principaux biais cognitifs et les techniques de rhétorique manipulatoires. Ces derniers nous touchent tou•tes. Il ne s’agit pas ici d’une minorité éclairée et d’une foule ignorante. Il s’agit de débusquer en nous les ressorts de nos croyances et de reconnaitre les discours abusifs.

Ces recherches, j’ai très envie de les partager aujourd’hui, car la période chaotique que nous vivons actuellement sur les plans collectifs et personnels est un terreau fertile pour la division, et pour la diffusion de ces théories qui semblent tout relier, répondre à toutes les questions, désigner tous les coupables. Mon intention n’est pas de mettre qui que ce soit à l’index, même si le sujet que je choisis d’aborder est infiniment sensible. Vous êtes peut-être, comme moi, soucieux•se pour un•e ou des proches qui ont “pris la pillule rouge” et pensent avoir compris qu’une gigantesque manipulation visant à exterminer une partie de la population est orchestrée par une élite mondiale très bien coordonnée. Je pense par ailleurs que nous avons tou•tes l’expérience de cesser de croire en quelque chose (ne serait-ce que le Père Noël) : le sujet des croyances est universel.

Les complots ont toujours existé, les théories aussi, mais l’expression “théorie du complot” n’a été réellement définie qu’en 1945 par Karl Popper :

« Une théorie du complot est une hypothèse abusive selon laquelle un événement politique a été causé par l’action concertée et secrete d’un groupe de personnes qui avaient intérêt à ce qu’il se produise, plutôt que par un déterminisme historique ou le hasard. »

Donc, pour une bonne théorie du complot, il vous faudra :

  • Un événement politique marquant (comme un confinement mondial déclenché par une pandémie).
  • Un groupe secret de personnes partageant un intérêt et œuvrant ensemble (à tous nous enfermer / masquer / vacciner…).
  • Des personnes assez influentes pour diffuser l’hypothèse d’un lien causal entre ces supposés comploteurs et l’événement en question.

Les périodes de grande incertitude sont très favorables à l’émergence de ces théories. La toute première oeuvre qualifiée de théorie du complot made in France a par exemple été diffusée dans l’immédiat après-révolution, en 1798. C’est un certain Abbé Barruel, qui, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, soutient que la Révolution française n’est pas le résultat d’un mouvement populaire spontané, mais le fruit d’une conspiration anti-chrétienne associant un certain nombre de clubs politiques, loges maçonniques et autres sociétés de pensée, et même les templiers et rosicruciens, qui pourtant n’existaient plus à cette période. Ce livre est un prototype du genre : idéologie réactionnaire, fausse objectivité, langage haineux… tout y est.

Je pourrais aussi citer les fameux (et anonymes) Protocoles des Sages de Sion, édités à la charnière du xxe siècle. Cette bible du complot judéo-maçonnique, fût tragiquement très utile au Tsar pour justifier et encourager les pogroms. La révolution d’octobre assurera la diffusion de ces faux documents en Europe, inspirant au passage Adolf Hitler qui s’y réfère dans Mein Kampf, puis aux Etats-Unis. Henri Ford a écrit à leur propos : « C’est trop terriblement vrai pour être une fiction, trop profond dans sa connaissance des rouages secrets de la vie pour être un faux. ». Les “Protocoles” sont toujours une référence pour les suprémacistes blancs d’aujourd’hui, bien que leur origine fallacieuse ait été démontrée depuis belle lurette.

J’ai plusieurs fois lu qu’une théorie du complot apportait de mauvaises réponses à de bonnes questions. Or, si ces théories nous semblent répondre à nos questions, c’est peut-être aussi parce que les réponses proposées par les sources officielles et la science ne nous convainquent pas. La méfiance nous pousse à penser que “la vérité est ailleurs”. Et par dessus tout, il nous est difficile d’accepter qu’il n’y ait pas (pour le moment) de réponse. Surtout à l’heure où nous sommes habitué•es à avoir réponse à tout en un clic ! Mais ce n’est pas parce qu’on juge improbable que Bill Gates soit un génocidaire qu’on croit à toutes les opérations de communication du gouvernement.

D’une part, les positions des personnes qui s’expriment publiquement évoluent au cours du temps (comme les nôtres), en fonction des développements de la situation, et de ce qu’on leur demande de dire ou pas, et d’autre part, ils ne sont pas infaillibles. Toutefois, cela ne revient pas à dire que, parce qu’ils se sont contredits ou ont dit à un moment donné une grosse connerie, ils veulent nécessairement notre perte. Les choses sont souvent un peu plus complexes et un peu moins binaires que cela, comme on le découvre souvent au moment où les événements entrent dans le champ d’étude des historien•nes. Les scandales politiques et sanitaires, le manque de déontologie de certains médias “mainstream”, le sentiment de déclassement, l’accroissement des inégalités et le mépris affiché des élites pour le “petit peuple” ont creusé le sillon de la décrédibilisation des paroles officielles. Or, un discours est souvent jugé à l’aune de la crédibilité de la personne qui le prononce. De la même manière, une personne qui diffuse une théorie farfelue prendra soin d’y insérer des éléments factuels, qui confèreront de la crédibilité à ses thèses.

En outre, la science a mauvaise presse. Associée à l’idéologie du progrès de la technique, elle a contribué à construire une civilisation destructrice pour l’ensemble du vivant autour d’elle. Elle est grande, la tentation de jeter le bébé avec l’eau du bain ! Les scientifiques sont en général de mauvais communiquants. Ils ont leur propre jargon, ne sont pas toujours pédagogues et estiment souvent qu’ils ont mieux à faire que de s’exprimer publiquement. Il en résulte qu’ils semblent appartenir à une caste de dominants (du moins du point de vue intellectuel) éloignés de la réalité concrète de nos vies.

Les scientifiques manipulent des concepts qui, faute de vulgarisation, sont mal compris par les non-scientifiques. Qui sait lire une étude scientifique (et pas seulement son abstract ou un article qui en parle) ? Les scientifiques eux-mêmes peinent à lire les études de leurs homologues travaillant sur d’autres matières que les leurs. De plus, une étude ne suffit pas. C’est sa réplication, et la confrontation des résultats de plusieurs études qui permettent d’aboutir à un consensus scientifique. Dans un domaine d’expertise donné, un•e chercheur•se sollicite l’avis éclairé de ses pairs (la fameuse peer review) sur son objet d’étude. Il ou elle cherche donc à obtenir la validation de ses collègues expert•es, pas du public. Cela demande beaucoup de temps, de la rigueur, de la déontologie, et n’est pas un processus infaillible.

La science est évolutive. Et de nombreuses recherches consistent en l’affinement, voire la remise en cause, de conclusions passées. La science ne prétend pas avoir une réponse figée aux questions qu’elle se pose, mais s’approcher de la vérité par de multiples itérations. La contradiction est l’une des meilleures manières d’avancer en terme de connaissance scientifique. Or, cela nuit à la crédibilité générale de la science, alors que “se remettre en cause” est un signe d’honnêteté intellectuelle… Un•e scientifique préfèrera répondre “je ne sais pas” plutôt que de diffuser une hypothèse non démontrée, et cette réponse est rarement satisfaisante.

En période d’incertitude, une théorie du complot est en général plus efficace pour répondre à nos besoins profonds qu’une approche plus factuelle du réel. Elle relie tout, offre une vison apparemment complète de la situation, et répond à l’ensemble des questions qu’on est en droit de se poser, permettant d’étancher notre soif de sens. Elle nous permet de nous relier avec une communauté de pensée, des allié•eS qui s’informent aux mêmes sources que nous, à une période où tout nous éloigne les un•es des autres, ce qui satisfait notre besoin d’appartenance. Elle nous confère une distinction et une supériorité sur la masse des “moutons”, en nous donnant le sentiment d’appartenir à une minorité éclairée. Nous savons quelque chose d’énorme que les autres ignorent, et cela vient répondre à notre besoin d’estime de soi. Elle met à l’index des coupables tou•tes désigné•es : notre besoin de justice trouve ainsi une réponse. Elle nous donne des éléments de discours à partager largement, en particulier depuis que nous avons tou•tes la possibilité de diffuser nos opinions sur les réseaux sociaux, nous permettant d’assouvir notre besoin d’expression. Elle nous donne le sentiment de nous élever face à une réalité concrète peu désirable, de voir plus loin : c’est notre besoin de liberté qui est pris en compte. Enfin, elle apporte une forme de “sécurisation par le pire” (expression utilisée par Cynthia Freury). Paradoxalement, le fait d’avoir une explication, même si elle est terrible, répond à notre besoin de sécurité.

Tous ces besoins (et il y en a encore beaucoup d’autres) sont universels, et cela nous rend tou•tes vulnérables face à des thèses aussi séduisantes qu’improbables. Les stratégies pour répondre à ces besoins universels, en revanche sont individuelles. Et c’est là que le travail sur soi peut commencer.

La suite : “Parfois, notre cerveau est fourbe”

Dans les articles suivants, j’entrerai dans les ressorts rhétoriques et conditionnements qui donnent de la puissance à ces théories du complot, et je tenterai d’apporter quelques pistes pour ne pas perdre le lien avec des personnes touchées par ces dernières.

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